S1, E7 – Chronique d’un petit quotidien en classe : Petit Pierre maladroit et si bougillon
Lorsqu’il arrive en classe, Petit Pierre se fait souvent remarquer. Dès qu’il est assis, il se balance sur sa chaise et peine vraiment, malgré les remontrances de Madeleine, son enseignante, à rester tranquille. Il agace évidemment son camarade assis à côté de lui. D’ailleurs, Arthur, son voisin, se plaint souvent de Pierre car lorsqu’il est dans la file pour faire corriger ses exercices au bureau de Madeleine, là aussi il a la bougeotte et se colle à lui cherchant à tout prix à le serrer fort dans ses bras, ce que Arthur déteste. Et en plus ses gestes sont mal coordonnés. A la gym, par exemple ou à la récré, c’est toujours Pierre qui prend le ballon en pleine figure, ce qui évidemment fait bien rire tous les autres.
Pierre, lui, ne trouve pas ça très rigolo. Mais comment dire qu’il a besoin de bouger tout le temps et qu’attraper le ballon, ce n’est vraiment pas simple pour lui ? Il a peur de la réaction des autres et de se sentir encore moins aimé.
Et ce n’est pas non plus simple au cours d’art. Lorsque Suzanne, la maitresse d’arts visuels, lui demande de couper des figurines, c’est le drame à chaque fois. Il est un peu malhabile. Et les autres élèves ne veulent pas trop travailler avec lui à cause de ça. Il se sent souvent seul, Petit Pierre et il en veut à son corps d’être si gauche et sautillant. Il ne comprend pas non plus pourquoi.
Et vous, vous savez comment expliquer toutes ces difficultés et bien d’autres de Petit Pierre ?
Ces comportements ne sont pas le résultat d’un manque de concentration ou de motivation, mais plutôt un moyen pour Pierre de réguler son corps et de se sentir ancré dans son environnement. Les enseignant.es savent que chaque élève est unique et qu’il a des forces et des besoins différents. C’est particulièrement vrai pour les élèves autistes, qui peuvent présenter des différences de traitement sensoriel ce qui a un impact direct sur leur capacité à apprendre et à s’impliquer dans la classe. C’est ce qui arrive à Petit Pierre.
On connaît bien les cinq sens de base, mais on oublie souvent qu’il y en a d’autres moins connus, mais importants. Un sens souvent négligé est justement celui de la proprioception, c’est-à-dire la capacité du corps à percevoir sa position, ses mouvements et son orientation dans l’espace, ce qui peut entraîner des difficultés de posture et de coordination.
Pour Petit Pierre, c’est ce qui se passe : il bouge, recherche des pressions fortes en se frottant à Arthur, tient mal son ciseau, perçoit mal le mouvement du ballon, etc. Rien de volontaire dans tout cela, rien de provoquant : juste un besoin sensoriel de base… auquel il est essentiel de répondre pour que son comportement soit plus ajusté et qu’il puisse mieux accéder aux apprentissages.
Petit Pierre ressent ce besoin et il ne comprend pas que les autres ne le ressentent pas comme lui, il ne comprend pas les remontrances, les moqueries, le rejet parfois… Bref, une cascade de réactions qui, au final, le font sentir bien seul dans cet environnement social qu’il peine par ailleurs à bien comprendre.
Comment faire pour l’aider ?
Il n’y a pas de formule magique, mais des petits gestes et une attitude à adopter. Sur ce coup, Petit Pierre ne peut pas faire grand chose par lui-même. Il dépend des autres : des aides, de leur regard.
La première des stratégies, c’est donc bien la connaissance : savoir qu’il ne le fait pas exprès et pouvoir l’expliquer aux autres élèves. C’est ce qu’on appelle la sensibilisation.
Et après, on peut lui donner, et mettre à disposition aussi des autres élèves, des outils sensoriels, comme des jouets qui bougent, des bandes de résistance, des fidgets, etc. Ces outils aident l’élève à réguler son corps et à rester concentré. Mais il y a d’autres stratégies encore : intégrer des pauses régulières de mouvement dans la journée scolaire, comme les étirements, faire un peu de yoga ou courir un peu. Tout cela peut fournir l’apport proprioceptif dont l’élève a besoin.
Il est clair que pour introduire ces outils et/ou stratégies, les enseignant.es doivent parfois revoir leur manière d’enseigner et leur rapport à la gestion du groupe, mais c’est aussi ça les découvertes de l’inclusivité 😊 . Et je connais des enseignant.es qui ont intégré la petite course du matin dans la cour d’école avant de monter en classe, et d’autres qui font monter leurs élèves en sautillant pour le plus grand bonheur de la prof de gym qui a collaboré à la chose… et ceux, qui carrément, ont dessiné au sol les trois exercices d’étirement à faire avant d’entrer en classe… Enseignant.es, soyez créatifs et partez de la réalité du groupe-classe que vous avez … une solution pratiquée une année ne sera peut-être plus viable l’année suivante, car les stratégies mises en place ne sont pas gravées dans le marbre, mais dessinées au gré des enfants dont vous avez la responsabilité.
Et c’est bien ça le plus précieux dans votre métier : la liberté. Or, il n’y a nulle liberté sans contrainte : et la contrainte, ici, c’est de partir à chaque fois de la réalité que vous dicte votre groupe-classe : des forces et des besoins de vos élèves. Et s’il y a des besoins contradictoires, vous n’en serez que plus créatifs… car c’est bien là le cœur de ce métier. Personne n’a dit qu’il était simple et de tout repos, mais quel beau métier quand même.
Pour Petit Pierre, en tout cas, cela fait toute la différence : en reconnaissant et en répondant à ses besoins proprioceptifs, il sera immergé dans un environnement d’apprentissage plus favorable et donc plus inclusif lui permettant, lui et ses camarades, de s’épanouir en classe et bien au-delà.
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S1, E6 – Chronique d’un petit quotidien en classe : Pierre et les aspects sensoriels
“Je suis très sensible aux odeurs, en particulier celles qui se révèlent de la nourriture.
Je peux devenir physiquement malade si je suis à une odeur forte pendant trop longtemps.
À l’école, cela peut être un défi car il y a souvent des odeurs fortes
dans les cantines et les salles de classe.”
Cette phrase aurait pu être formulée par Petit Pierre à sa maîtresse, mais comment peut-elle agir sur les odeurs de sa classe ?
Ce genre de situation, couplée à d’autres spécificités de l’élève autiste et aux besoins de plus en plus hétérogènes du groupe-classe, peuvent conduire à un sentiment de découragement chez mes collègues de l’ordinaire qui se sentent démunis. Et c’est vrai : comment apporter du réconfort à Petit Pierre dans ce contexte alors que les odeurs, pour reprendre cet exemple, ne dépendent pas du bon vouloir de l’enseignante ?
Les particularités sensorielles sont associées à des différences dans le traitement de l’information dans le cerveau. Plusieurs études ont montré des anomalies dans la connectivité neuronale et dans le traitement de l’information sensorielle. L’une d’elle a montré que les personnes autistes ont une connectivité réduite entre les différentes régions cérébrales impliquées dans le traitement sensoriel (Just et al., 2007). Une autre étude a montré que les personnes autistes ont une hypersensibilité visuelle qui est associée à une activation plus importante des régions cérébrales impliquées dans le traitement visuel (Baruth et al., 2010).
La première conclusion qu’on tire, c’est que Petit Pierre et tous les enfants comme lui ne font pas exprès. Mais ces particularités sensorielles ont un impact sur la vie quotidienne des personnes autistes, y compris donc dans le contexte scolaire, comme l’exemple de Pierre nous le montre. Les enseignants peuvent d’ailleurs observer d’autres comportements atypiques chez lui en raison de ses particularités sensorielles. Par exemple, il peut parfois être sensible aux bruits forts et se boucher les oreilles ou, en pleine leçon, se couvrir la tête pour se protéger, une fois il est même parti de la classe. Petit Pierre est aussi hypersensible à la lumière et une fois, il s’est mis sous la table pour l’éviter et souvent il ferme les yeux pour éviter l’éblouissement. Et ce qui est déroutant c’est qu’il peut, au cours de son parcours scolaire, changer de perturbations sensorielles : ce qui était insupportable l’an dernier désormais ne l’est plus ou nettement moins.
Toutes ces particularités sont aujourd’hui bien comprises au niveau neuropsychologique et confirment à 100% que l’élève ne le fait pas « exprès », comme on peut parfois encore l’entendre et oui, Petit Pierre a sa place à l’école ordinaire, et non… le milieu scolaire ordinaire n’est trop « hostile » pour lui. Ce sont des biais cognitifs, basés sur de fausses croyances, sur lesquels nous devons tous travailler.
Mais il est vrai que sur le terrain, les élèves qui ont ce genre de particularités sensorielles peuvent chambouler le fonctionnement habituel de la classe ou en tout cas la représentation qu’on se fait de ce que une classe doit être. Mes collègues m’interrogent souvent sur l’équité du traitement qu’on devrait réserver à ces enfants par rapport aux autres élèves de la classe et on entend, dans la salle des maîtres, des questions de ce genre : ai-je le droit de lui laisser prendre son écharpe pour qu’il la mette devant son nez à cause des odeurs ? Et a-t-il le droit de garder sa casquette en classe car la lumière du néon le dérange ? Et comment expliquer aux autres élèves tous ces comportements et les « autorisations » exceptionnelles qu’on lui donne ? Est-ce juste, équitable ? Etc.
Toutes ces questions évidemment sont très justes, mais mises dans la perspective de l’implémentation des pratiques inclusives, comme souhaitée par les gouvernements, elles prennent une autre coloration. Au fond, l’équité en quoi consiste-t-elle ? N’est-elle pas de rendre accessibles les apprentissages pour chacun ?
Si on met ces particularités sensorielles, pour rester sur l’exemple traité dans ce billet, dans la perspective de classes inclusives, n’est-il pas profitable à tous les élèves d’avoir une classe aménagée sur le plan sensoriel de façon préventive ? Par exemple, des lumières tamisées, des fenêtres couvertes de films antireflets, des sols qui absorbent les bruits du petit quotidien de la classe, un diffuseur d’odeurs choisi en fonction des besoins des élèves les plus « sensibles » de la classe ? Et ce ne sont ici que quelques exemples d’aménagement de l’environnement profitable à tous… L’autre piste est d’agir non pas sur l’élève concerné, mais sur tous les élèves : pourquoi serait-il invraisemblable de donner la possibilité à tous de mettre un casque anti-bruit ? Et pourquoi le port de la casquette serait-elle encore un signe de manque de respect ? Les conventions sociales n’évoluent-elles pas avec le temps ? Pourquoi mâchouiller un fidget serait si inacceptable ? Etc.
En disant cela, je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de mesures spécifiques et individualisées pour l’élève concerné, mais ces mesures seront bien moins « visibles », puisque cela semble être un obstacle. Honnêtement en quasi vingt ans de parcours professionnel, je n’ai jamais rencontré un seul enfant qui se soit opposé à ce que son camarade ait des mesures spécifiques qui lui fassent du bien, du moment qu’on a pris le temps d’expliquer à tous les élèves de la classe le pourquoi du comment : jamais !
Mais nous abordons là une autre question que je traiterai dans un prochain billet : celle de la sensibilisation des camarades de la classe aux particularités du TSA. Les questions sont nombreuses de la part de mes collègues : dois-je le faire ? Quand ? Comment ? Quels sont les outils ? Comment préparer l’élève concerné ? Et que puis-je faire s’il ne sait pas qu’il est autiste ? Et comment faire si je n’ai pas l’autorisation de parler de ça ? Etc.
Nous sommes ici au cœur de notre métier d’enseignants : il y a toujours une manière de faire pour permettre à chacun de nos élèves d’être « bien » là où il est et d’apprendre. Mais cela nous demande en effet de pratiquer notre métier autrement : impossible de ne pas faire un pas de côté pour voir la classe sous un autre angle. Et franchement, c’est tellement chouette de faire un pas de côté… et de voir, au final, que ça fonctionne, grâce à la compétence de chacun, à travers une collaboration forte et cohérente au service de tous nos élèves. On fait vraiment un beau métier.
Références bibliographiques :
Baruth, JM, Casanova, MF, El-Baz, AS, Horrell, T., Mathai, G., Sears, L. et Sokhadze, EM (2010). La stimulation magnétique transcrânienne répétitive à basse fréquence (rTMS) module les oscillations de fréquence gamma évoquées dans les troubles du spectre autistique (TSA). Journal de neurothérapie, 14(3), 179-194.
Just, MA, Cherkassky, VL, Keller, TA, Kana, RK et Minshew, NJ (2007). Sous-connectivité corticale fonctionnelle et anatomique dans l’autisme : preuves d’une étude FMRI d’une tâche de fonction exécutive et de la morphométrie du corps calleux. Cortex cérébral, 17(4), 951-961.
Source de la citation initiale : https://autisticadvocacy.org/wp-content/uploads/2016/05/Sensory-Access-Workbook-2016.pdf
Lire la suiteS1, E2 – Chronique d’un petit quotidien en classe : Pierre
Lors du précédent épisode, je vous demandais pourquoi Pierre focalisait son attention sur le « made in China » et pourquoi il n’était pas aussi simple que ça de répondre à sa question, pourtant très judicieuse, de savoir : « est-ce que cette écriture est importante ? »
Si vous avez suivi des formations en autisme, probablement que vous reconduirez cette attention focalisée aux détails à la théorie du « manque de cohérence centrale » de Pierre.
Bon, faisons une halte vocabulaire… « manque de cohérence centrale »… manque ?
Pourquoi ne pas dire plutôt, « compétence » ? Compétence de voir ce que les autres ne voient pas a priori en premier ? Cette manière de dire déjà nous donne un autre regard sur Pierre. Pierre a eu la compétence de voir « made in China » et sûrement tout le reste aussi…
Dans cet exemple, peut-être, que cette compétence n’est pas forcément très fonctionnelle à nos yeux. A part que l’on pourrait se poser la question de savoir si le fait d’être fonctionnel soit vraiment un critère intéressant c’est la compétence que vous devez observer.
Si cette compétence est transposée dans un autre contexte, peut-être deviendra-t-elle très utile. Elle l’a été à de nombreuses reprises, notamment dans des grandes découvertes. Nous aborderons ce sujet à l’occasion.
Revenons à Pierre. Donc, Pierre a la compétence de voir les détails. Mais alors comment répondre à sa question : est-ce important ou pas ce « made in China » ?
Nous voici d’un coup plongé au cœur de notre métier d’enseignant.e.
Comment expliquer à un.e élève qui, comme Pierre, privilégie la prévisibilité du sens que les mots, au contraire, peuvent changer d’importance et parfois de sens selon le contexte ?
Il y a plusieurs réponses/pistes possibles à cette question et elles peuvent varier selon l’âge de votre élève et ses compétences linguistiques et/ou communicatives. Il faut donc toujours partir de VOTRE élève. Il n’existe pas, en autisme, de recette toute faite. C’est un mythe à déconstruire…
Pour Pierre, 5 ans, non lecteur (évidemment) la réponse a été de décomposer la réponse en plusieurs étapes :
1/ Observer la petite voiture et voir toutes ses caractéristiques, les noter sur une fiche
2/ Classer ces caractéristiques entre utile/ pas utile pour que la voiture fonctionne
3/ Associer les caractéristiques fonctionnelles à la notion de « important », les autres à celle de « pas important ».
4/ L’inviter à répondre lui-même à la question : est-ce important « made in China » pour jouer avec ta voiture ?
Il va de soi que selon l’âge de votre élève ou l’importance qu’il accorde à ce détail, votre réponse sera modulée. C’est à nous d’être flexible ! Notre rôle d’enseignant.e, c’est au final d’apporter une réponse au questionnement de nos élèves, même si ce dernier nous surprend.
Pierre a été content de savoir que « made in China », ce n’était pas important pour faire rouler sa voiture. Mais lorsque s’approchant du mur de notre école bariolé par des graffitis, il m’a demandé : « et ça, c’est important ça ? », j’ai vite compris qu’il s’agissait d’organiser assez vite, car la question était récurrente, une autre petite « halte vocabulaire »…
Je vous dis, nous sommes au cœur de notre métier en répondant à son interrogation… peut-être au cœur de notre métier autrement, mais au cœur quand même !
Dans le prochain épisode, je vais aborder la question de son parcours dans les premiers mois de sa vie scolaire, lorsque confronté à un environnement pas suffisamment sensibilisé à la pensée autistique, Pierre a failli en être totalement exclu…
Lire la suiteS1, E1 – Chronique d’un petit quotidien en classe : Pierre
Pierre est un élève de 5 ans. Il est jovial, dynamique (très dynamique), sélectif dans ses échanges avec les autres, plutôt farceur. Il a sa manière à lui de dire les choses qui peut surprendre : direct, affranchi d’un certain nombre de conventions et intarissable sur les voitures de sport.
L’histoire de son parcours préscolaire et scolaire est presque un classique : à la crèche, déjà, on disait de lui qu’il était intenable, introverti ou parfois explosif sans raison apparente et qu’il évitait tous ses camarades, sauf s’ils jouaient aux voitures. Et, même là, les interactions avec ses pairs se limitaient à faire rouler LA voiture, dont il connaissait parfaitement toutes les caractéristiques techniques : une Lamborghini, Aventador LP 780-4 Ultimae … bon…ok je vous exempte de la suite.
Ce qui l’intriguait le plus et qui faisait l’objet d’une demande répétée, très répétée, c’était de savoir pourquoi il y avait quelque chose d’écrit sous la voiture et si c’était « important » …
La chose écrite sous la voiture, en l’occurrence, c’était « made in China ». J’avoue que pour une Lamborghini, ça fait un peu désordre.
Lorsque j’ai connu Pierre, c’est la première chose qu’il m’a demandée. Je l’ai tout de suite adoré. Mais j’étais du coup face à un sacré défi : comment expliquer à un passionné de bolides si « made in China », c’était important ou pas ? Selon ma réponse j’allais peut-être perdre à jamais ma crédibilité d’adulte.
D’ailleurs, je vous pose la question : pourquoi Pierre focalise-t-il son attention sur « made in China » ? Et, pourquoi n’est-ce pas aussi simple que ça répondre à sa question ?
Tentative de réponse dans l’épisode suivant (S1, E2)…
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